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Bien parler et inégalités
« Si j’aurais su qu’il existait un master de Médiation des sciences à Bordeaux, je serai peut-être devenue journaliste scientifique ! » Quoi ? Ça vous fait mal aux oreilles ? Une envie soudaine de me corriger ? J’imagine que vous vous dites que je parle très mal français, que je ne maîtrise pas cette langue.
Mais, au fait, « bien » parler ça veut dire quoi ? Qui maîtrise la langue française ? Et les conséquences de tout ça ? Et bien ce sont des inégalités.
[Musique jingle]
L’orthographe. Un mot qui passionne ou qui fait peur. On pense souvent que quelqu’un qui ne respecte pas l’orthographe ne maîtrise pas la langue. Il s’agit en fait ici d’un amalgame très répandu. Si l’orthographe et la langue sont une même chose, alors ne semble-t-il pas un peu étrange d’avoir besoin de remise à niveau dans notre propre langue maternelle ?
Je ne sais pas si vous connaissez Le Projet Voltaire, il publie tous les ans un baromètre permettant de connaître le niveau d’orthographe des français. Les résultats de celui de 2017 ont montré que, par exemple, les étudiants et étudiantes des universités ne maîtrisent que 45% des règles d’orthographe de base. Est-ce que cela veut dire que nous, les étudiants et étudiantes nous ne connaissons pas notre langue ?
Pour éclaircir tout ça, je pense qu’il faut mener une petite investigation.
Ce n’est pas la langue qui n’est pas maîtrisée mais ce sont les normes et le bon usage qui se cachent derrière l’orthographe qui ne le sont pas. Saviez-vous que « à cause que » ne pose aucun problème grammatical ? Si on vous accuse de l’utiliser, pas besoin d’alibi. Cette expression est formée sur la même base que « à condition que ». En fait, nous avons été conditionné·es à réagir à ce genre d’expressions. À force d’être repris et reprise nous intégrons tous et toutes ces règles. Cette expression « à cause que » est d’ailleurs vue par l’Académie Française comme vieillie et par les dictionnaires comme populaire ou vulgaire.
La manière de parler
Une langue est un système d’expression et de communication par des moyens phonétiques, c’est-à-dire la parole, et éventuellement graphiques, c’est-à-dire l’écriture, commun à un groupe social. Cette définition, qui nous vient du dictionnaire Le Robert, nous montre bien que la langue française n’est pas figée vu qu’il s’agit simplement du système que l’on utilise pour communiquer. L’idée que quelqu’un puisse bien parler renvoie plutôt à notre manière de parler. La richesse du vocabulaire, les expressions que la personne va utiliser ou les fautes qu’elle va commettre.
Nous savons tous et toutes que notre façon de parler et d’écrire est un outil de sélection dans le cadre d’examens, de concours, de recrutements professionnels et même… de rencontres amoureuses. Oui oui vous avez bien entendu. C’est la sociologue Marie Bergström qui a mené des recherches sur ce sujet. Elle a montré que les personnes les plus éduquées se reposent beaucoup sur la longueur du texte de présentation sur les sites de rencontres et sur l’orthographe pour plaire et choisir leurs partenaires. Alors que les individu·es ayant fait peu d’études utilisent plus les photos. De même, la maîtrise du français est vue comme nécessaire pour les personnes issues des catégories socioprofessionnelles les plus élevées. C’est-à-dire qu’une mauvaise maîtrise de l’écriture empêchera toute rencontre. La chercheuse a même noté qu’une mauvaise écriture est vue comme un signe d’immaturité et de « différence morale ». À l’inverse, dans les milieux modestes, la publication de longs textes est perçue comme un signe de prétention.
Cet exemple peut vous sembler anecdotique. Vous vous dîtes que ceci est peut être un simple indice et pas une vraie preuve. Mais prenons deux secondes pour analyser ce qu’il se passe. Nous avons vu qu’il y a un amalgame entre bien parler français et maîtriser l’orthographe. Et nous venons de voir qu’une mauvaise maîtrise de l’orthographe, ou une bonne maîtrise d’ailleurs, peut mener à des jugements d’ordre moral. Et c’est là que nous comprenons mieux les inégalités qui en découlent.
Un lien avec l’enfance
Une étude de sociologie menée par Bernard Lahire parle de ces inégalités dès l’enfance. Vous avez peut-être un sentiment de grand scandale vis-à-vis des inégalités sociales que subissent les enfants. Et bien vous n’êtes pas les seul·es. L’étude montre que si les enfants jouent avec des lettres sur le frigo, que leur parents leurs lisent des histoires le soir… Et bien il y a de grandes chances que cela se passe dans une famille considérée comme de classe moyenne supérieure. Après avoir mené leur propre investigation, les chercheurs et chercheuses ont montré le rôle particulier du livre et de la lecture dans ces inégalités. Les enfants qui ont un rapport, que l’on peut qualifier de positif, aux livres ont une scolarité qui elle-même rend possible l’accès à des positions sociales plus rares. Et ce rapport aux livres est directement lié à la maîtrise du langage.
Les enfants ne choisissent évidemment pas le milieu dans lequel ils et elles évoluent, pourtant cette condition va avoir des effets très forts et durables sur leurs trajectoires sociales, leurs conditions de vie, et sur les possibilités qui leur seront offertes.
Une autre étude datant de 2018 a démontré que les revenus ou le niveau d’études des parents ont un impact sur le développement des enfants. Un exemple de résultat est le suivant. Lorsque l’on propose 100 mots à un enfant d’environ 2 ans, il ou elle en connaît en moyenne 74. Les enfants dont la mère a un diplôme inférieur au brevet des collèges en connaissent 4 de moins. Et à l’inverse, ceux et celles dont la mère a un diplôme de l’enseignement supérieur plus élevé que Bac+2 en connaissent 6 de plus. Soit en effet une différence de 10 mots seulement. Mais pour un enfant de 2 ans, 10 mots c’est énorme ! Remarquons que le niveau d’études du père ne marque pas autant de différence.
Les inégalités sociales auraient donc des conséquences en matière d’acquisition du langage. Mais l’étude montre que le niveau d’éducation et de revenus des parents ne semblent pas avoir d’influence sur le développement moteur des enfants. L’idée de bien ou mal parler français semble donc découler de facteurs tels que la maîtrise de l’orthographe et ses normes ou encore de notre situation sociale. Je ne sais pas ce que vous pensez de cette courte investigation du « bien parler », mais pour clore l’affaire je me permets de reprendre les termes de Christophe Benzitoun, enseignant-chercheur en sciences du langage : « La langue a sa vie propre, évolue au gré des inspirations du moment des locuteurs et locutrices qui la parlent ou qui l’écrivent. Elle ne se laisse pas dicter la forme qu’elle est censée revêtir et obéit à sa logique propre. La langue française appartient à toutes et tous les francophones et il faut que chacun et chacune s’empare de la question de l’évolution de la forme de référence et de ses finalités. Alors pourquoi ne pas considérer que nos fautes n’en sont pas mais qu’elles représentent au contraire des évolutions de la langue française ? »
Nina GASKING