Du gaming à la recherche : Sébastien genvo
Sébastien Genvo est enseignant-chercheur en information – communication à l’Université de Lorraine. D’abord tourné vers l’art puis vers le game design, il se dirige finalement vers la recherche avec un support inédit en France : les jeux vidéo. Un des avant-gardistes du domaine dans l’hexagone, il mène aujourd’hui des recherches sur l’évolution de la perception de ces jeux dans la société.
Sébastien Genvo, aujourd’hui enseignant-chercheur, ne se destinait pourtant pas à ce métier. En effet, après le lycée, il se lance dans des études de cinéma, car il a toujours été passionné d’art. Lors de son parcours, il s’aperçoit d’un fait intéressant : « durant mes études dans le cinéma, quelque chose m’a interpellé. Les réflexions menées sur le cinéma pouvaient faire écho avec les jeux vidéo. » De là, Sébastien va s’interroger sur ce qui fait du jeu vidéo un média et une forme artistique différente, ce qui le mène à rédiger un mémoire à ce sujet.
En parallèle de ses études, il fait des films avec ses camarades et organise aussi des parties en « LAN ». Il décrit cette pratique comme étant l’ancêtre de l’E-sport actuel. Suite à son implication dans l’univers du jeu vidéo, il postule en candidature spontanée chez Ubisoft.
Sébastien est finalement recruté en tant que game designer sur un jeu qui se nomme « XIII ». Il précise avec humour « Un remake vient de sortir d’ailleurs mais apparemment un très mauvais remake. Il vaut mieux toujours jouer à l’original. »
Cependant, cette expérience ne le satisfait pas pleinement. En effet, les impératifs de la multinationale ne lui conviennent pas par rapport à son sens créatif. De plus, le goût pour la recherche qu’il a développé pendant ses études ne pouvait pas être comblé dans cette entreprise. Il décide alors de se lancer dans une thèse.
Un nouvel objet de recherche
« C’était un pari un peu risqué dans la vie puisque j’étais dans un poste intéressant, qui fait rêver et en plus dans une boîte comme Ubisoft. Mais finalement ça s’est concrétisé, j’ai eu des financements et j’ai donc soutenu la première thèse en France sur les jeux vidéo en 2006 qui portait sur l’approche interculturelle du game design », raconte-t-il
Il explique que les jeux vidéo sont mondialisés et il cherchait, dans sa thèse, à comprendre comment un succès pouvait être mondial dans des cultures si différentes. Sébastien a abordé une approche socio-économique pour comprendre la mondialisation liée à ces jeux, il a analysé comment l’implication des joueur·euses dans ce média va faire sens et ce que font les joueur·euses de ce support. Son étude se compile dans un ouvrage : Le jeu à son ère numérique.
Une fois sa thèse obtenue, Sébastien Genvo trouve un emploi à l’Université de Limoges. Cependant, Lorrain d’origine, une occasion se présente à lui pour prendre un poste à l’Université de Lorraine, pour retourner à ses origines. Il passe ensuite une habilitation pour diriger les recherches et devient professeur des universités en 2014.
La ludicisation
Aujourd’hui, Sébastien est enseignant-chercheur rattaché au département d’information – communication à l’Université de Lorraine à Metz. C’est un domaine qu’il dit être intéressant car multidisciplinaire et il permet d’aborder les domaines des sciences humaines sous un œil communicationnel. « J’envisage le jeu comme un fait de communication par exemple » précise-t-il pour affiner ses propos.
Au sein de son université, le chercheur a mis en place un game lab, lieu d’étude privilégié des jeux vidéo. Il est également à l’initiative d’un master création de dispositifs ludiques créé en 2019, qui forme les étudiant·es aux différents domaines du jeu pour qu’ils puissent ensuite appliquer ces aspects dans divers domaines comme la santé, le marketing ou le journalisme. Ce master est également en lien avec les études de Sébastien sur la « ludicisation » du jeu vidéo.
En effet, ses recherches sont centrées sur les phénomènes de ludicisation. Ce qui intéresse Sébastien, c’est comment le jeu en vient à se transformer à travers les époques pour réunir de nouvelles connotations et, d’une certaine façon, en venir à aborder de nouveaux domaines, de nouveaux secteurs et ainsi évoluer.
La ludicisation est un phénomène à ne pas confondre avec la « ludification » aussi appelée « gamification ». La « gamification » renvoie à l’usage de mécanismes de jeu dans d’autres domaines.
Dans le cadre de ses recherches et analyses, il a différentes façons de faire. Il y a déjà l’histoire des jeux vidéo. Sébastien a par exemple écrit un chapitre dans un ouvrage : Une histoire du jeu vidéo en France – 1960-1991 : des labos aux chambres d’ados dans lequel il retrace l’histoire des jeux d’aventures en France.
Ensuite, en créant des jeux expressifs, il s’interroge sur ce qui fait les connotations du jeu et les idées que nous nous en faisons habituellement. Par exemple, sur sa page Steam, une plateforme de distribution de jeux en ligne, certaines personnes assurent « pour moi ce n’est pas un jeu » en parlant des jeux mis en ligne par Sébastien.
Ce type de discours l’intéresse. En disant cela les joueur·euses démontrent que certains thèmes ne sont pas totalement en adéquation avec l’idée qu’i·elles se font de ce média. Cependant, si ces jeux expressifs sont acceptés comme « jeux » aux yeux des joueur·euses, alors les connotations ont évolué.
Pour répondre à ces questions, le chercheur mobilise de nombreux domaines. Tout d’abord, il se sert de la sémiotique, autrement dit l’étude du sens, car dans les jeux vidéo, il s’agit de créer un sens partagé. Il mobilise également de l’ethnométhodologie, c’est-à-dire l’étude des joueur·euses et de la façon dont ils donnent du sens à leur pratique, de la socio-économie pour connaître le rôle de l’industrie par rapport à la formalisation des contenus et comment faire émerger des nouvelles formes idéologiques pour ces derniers, ou encore de la narratologie.
La recherche – création
« La création permet d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche, c’est une sorte de cercle vertueux », confie l’enseignant-chercheur.
En effet, Sébastien a développé lui-même des jeux pour voir comment ils allaient être acceptés et ainsi intégrer les avis dans ses recherches. Il s’intéresse dans sa démarche au concept de « jeu expressif », c’est-à-dire un jeu qui propose de se mettre à la place d’autrui pour comprendre ses problématiques de vie. « Je n’ai donc pas complètement abandonné le game design ! » précise le chercheur.
En 2011, Keys Of A Gamespace (KOAG) est le premier jeu que propose Sébastien Genvo avec comme sujet l’atteinte à l’enfance. Un thème inédit pour l’univers du jeu vidéo, « l’idée c’est d’utiliser les potentiels du jeu et ses spécificités pour aborder les thématiques d’une façon particulière et permettre une réflexivité chez la·le joueur·euse ainsi que de l’empathie. » La·le joueur·euse a des choix à faire et doit ainsi réfléchir aux conséquences de ses actes.
En 2019, toujours pour étudier le concept de « jeu expressif », Sébastien publie le jeu Lie In My Heart sur Steam qui est un jeu autobiographique. Abordant les thématiques de perte d’un proche par le suicide, de bipolarité ou encore de résilience, c’est un nouveau genre que met en place le chercheur à travers ce jeu. En effet, pour lui, il faut chercher à comprendre pourquoi les jeux vidéo ont si peu abordé les thématiques liées au réel.
Une autre problématique de développement pour Lie In My Heart a été la médiation mémorielle. En plus de se demander comment faire passer des faits issus du réel, le jeu doit également laisser la possibilité au·à la joueur·euse de s’investir elle·lui-même.
Un article paru dans Les cahiers de la narratologie : « Faire jouer la vie d’autrui. Approche ludonarrative du jeu expressif autobiographique Lie in my heart » revient sur la conception narratologique du jeu et comment Sébastien s’y est pris.
Développée dans d’autres médias, l’autobiographie est peu mise en avant dans les jeux vidéo. Sébastien Genvo a donc, à travers ce deuxième jeu, exploré une nouvelle facette du média. Pour créer ses jeux, Sébastien se met dans une démarche créative tout en gardant à l’esprit ses interrogations de recherche. Lie In My Heart n’a pas été développé dans une visée de ne parler que de soi. C’est pour exprimer sa vision de l’art : « l’art pour moi c’est une façon de s’interroger sur soi-même, sur autrui et sur notre monde tout en ressentant des émotions. »
Lie In My Heart a d’ailleurs reçu d’excellentes critiques par certains journaux, comme les Inrockuptibles qui le considèrent comme l’un des 10 meilleurs jeux de l’année 2019, et Le Monde l’a mentionné comme l’un des 100 jeux à jouer dans l’année 2019 tout en faisant l’éloge du jeu dans un article.
Il a également été nominé au festival des Pings Awards dans la catégorie : meilleure narration. Malheureusement, à cause de la Covid-19, le festival a été annulé et notre chercheur ne sait donc pas si cette nomination l’aurait mené à un prix.
À travers son deuxième jeu, Sébastien Genvo a pu effacer la frontière entre réel et fiction des jeux vidéo. S’inspirer d’une histoire tragique, de son histoire pour créer un jeu. Un nouveau genre inédit pour ce média.
Imposer les jeux vidéo dans la recherche
Intégrer le jeu comme support au monde de la recherche n’était pas un chemin sans difficulté. Le chercheur confirme que certaines disciplines sont encore réfractaires à l’intégration de ce média. Cependant, pour lui, « il n’y a pas d’objet qui soit illégitime en soi, il n’y a que des approches qui sont malmenées. »
Même aujourd’hui, les stéréotypes et les réfractaires qui s’opposent à cet objet d’étude sont nombreux et il faut donc se justifier. « Ce n’est pas évident et même encore aujourd’hui cela nécessite de se battre. » Cependant, des nouveaux domaines d’études, notamment en information – communication sont en accord avec l’étude de ce nouveau type de média comme support de recherche. Ce sont plutôt les anciennes disciplines qui sont encore contre.
En lien avec le nouvel objet de recherche que représente les jeux vidéo, Sébastien publie un article : Penser les enjeux de la recherche sur les jeux vidéo au sein de la revue française des sciences de l’information – communication en novembre 2020. L’article revient sur l’émergence du jeu vidéo comme objet de recherche en France et sur l’implication de son laboratoire là-dedans.
Cependant, Sébastien explique qu’il a dirigé de nombreuses thèses en co-direction avec des domaines tels que l’histoire ou la littérature, démontrant ainsi que le jeu vidéo comme objet de recherche commence véritablement à s’imposer même en dehors de l’information – communication.
Notre chercheur livre donc ses sentiments à travers ses jeux mais remercie également l’université française qui l’a amené là ou il est aujourd’hui.
Elie STECYNA
« Je n’aurais pas été là si…
…je n’avais pas pu être formé par l’université publique. C’est aussi simple que ça. Moi je viens d’un milieu social défavorisé et l’université m’a sauvé la vie. »
POUR EN SAVOIR PLUS :
Sébastien Genvo – Expressive Game
N’hésitez pas à aller explorer sa chaîne YouTube sur les théories du jeu vidéo sebastien genvo – YouTube
BIBLIOGRAPHIE :
Sébastien Genvo, « Penser les enjeux de la recherche sur les jeux vidéo », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 02 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/9511 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.9511
Boris Solinski, « Sébastien Genvo, Le jeu à son ère numérique. Comprendre et analyser les jeux vidéos », Questions de communication [En ligne], 17 | 2010, mis en ligne le 23 janvier 2012, consulté le 02 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/274 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.274
Sébastien Genvo, « Faire jouer la vie d’autrui », Cahiers de Narratologie [En ligne], 38 | 2020, mis en ligne le 08 décembre 2020, consulté le 12 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/11402