Le corps mis en tort
Si les tabous autour des sécrétions corporelles sont souvent ancrés dans les esprits, le marketing joue un rôle dans leur perpétuation, nous explique Emmanuelle Sauvage, maître de conférences à l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Bordeaux.
Parfums d’ambiance « purifiants », déodorants « fraîcheur », règles bleues des publicités pour serviettes hygiéniques… Le marketing participe indéniablement au maintien des tabous autour des sécrétions corporelles. « Associer un discours à une image dans le cadre d’une stratégie marketing joue dans la perpétuation des tabous, surtout si on prend en compte le degré d’exposition des individus aux publicités » précise Emmanuelle Sauvage, chercheuse en management international et interculturel à l’université de Bordeaux. Les réseaux sociaux, les médias et la publicité sont autant d’occasions de divulguer un message récurrent : celui de l’aseptisation de tout ce qui sort du corps.
Tout au dégoût
En Europe, cette tendance remonte au XVIe siècle, principalement dans les catégories sociales les plus élevées. En effet, la démonstration d’une maîtrise des effluves corporelles était un marqueur d’appartenance sociale. « Les effluves corporelles n’ont pas eu un statut très enviable. Un des moyens de les dissimuler était de les couvrir avec des poudres et des parfums. Il y a un lien avec les royautés censées représenter une sorte de perfection. » L’industrie de la parfumerie trouve donc sa source dans cette dynamique de contrôle des corps. Cette démarche ne s’arrête pas au corps et s’étend à l’ensemble de la société : un exemple frappant est celui de l’arrivée progressive du tout-à-l’égout en Europe à la fin du XVIIe siècle. « C’est ce qui a vraiment créé une sorte de division du monde entre les civilisations qui considéraient que ce qui sortait du corps devait être traité et celles qui ne se sont pas emparées de cette question. » Ces installations n’ont été que le début d’une longue chasse aux odeurs.
Je transpire donc je suis
« Il y a une course à l’éradication des odeurs voire une aseptisation des environnements et des ambiances. » Aérosols parfumés « purificateurs d’air », désodorisants « coton »… Le vocabulaire utilisé pour qualifier ces gammes de produits est très particulier et en dit long sur nos sociétés « La dissimulation des odeurs corporelles rejoint une question plus fondamentale, celle de la pureté. » La réponse à cette question en termes de corps et de présentation de soi n’est pas la même partout sur la planète : « Sur le continent africain, il n’y a pas du tout de diabolisation des odeurs corporelles comme la transpiration, qui rejoint des qualificatifs de naturel voire de super-naturel, donc des associations plutôt positives. Au contraire, si le corps ne produit rien, il n’est pas vivant. » Il s’agit donc d’une conception propre aux occidentaux de plus rien produire d’odorant. « Ces odeurs, on essaie de les rendre neutres, de les faire disparaître ou de les rendre bonnes, comme c’est le cas avec les déodorants. »
Moderne à tout prix
« Dans les civilisations occidentales, il y a une injonction à la modernité, une des définitions de celle-ci étant d’être le plus éloigné·e de ce que l’on imagine être archaïque et donc s’écarter des pratiques des plus anciennes ». Or, les effluves corporelles, et notamment les menstrues, sont diabolisées ou cachées dans beaucoup de civilisations : « Il y a beaucoup de religions qui prônent le fait que lorsqu’une femme a ses menstrues, elle est impure. » Par un efficace contournement, le marketing rend possible une modification des perceptions et des représentations : il s’agit de présenter les sécrétions comme étant normales, mais en y associant une démarche de camouflage. Dans certaines publicités pour les serviettes hygiéniques, les règles sont représentées par un liquide bleu ou violet. Ce camouflage du véritable aspect des règles s’étend aussi à leur odeur. En effet, le marketing utilise beaucoup l’argument de serviettes hygiéniques « 100 % neutralisation des odeurs » qui absorbent ou parfument. « C’est peut-être moins tabou de parler des fluides corporels, mais ce qui est toujours impensable, c’est de ne pas neutraliser l’odeur qui y est associée. »
Coline DABESTANI
À PROPOS DE Emmanuelle Sauvage
Emmanuelle Sauvage, maître de conférences en Management international et Interculturel à l’Institut d’administration des entreprises au laboratoire Irgo de l’IAE (l’Institut d’administration des entreprises) de l’université de Bordeaux, elle est également chercheuse associée dans l’équipe « Gestion et Société » du CNRS.